D’après « Les Annales politiques et littéraires », paru en 1923
« Déjeuner en ville, séance de la Chambre, une conférence, une organisation de Journée, comme celle de Pasteur, de représentations ou de concerts de charité, une exposition, une grande vente ; de cinq à sept, Tout-Paris qui défile dans votre cabinet ; et puis habit, dîner privé, soirée, théâtre, une première, un gala, quoi encore ? Et j’allais oublier le cinéma ! Rien que d’y penser, on sent la courbature. Et vous recommencez le lendemain !... »
Ajoutons à cela que le doyen de la Presse parisienne est le plus obligeant des confrères. Il met sa coquetterie à se montrer en toutes circonstances galant et courtois. Il garde en ceci les traditions du vieux temps. Il n’affecte point les allures napoléoniennes des parvenus gonflés de leur importance et puérilement vaniteux. Il sait l’art des nuances. L’âge a encore ajouté à son affabilité naturelle. Depuis qu’il a des cheveux blancs, les chansonniers cessent de le railler, ou, du moins, la sympathie se mêle à leurs épigrammes et en émousse la pointe.
Son journal a conservé l’allure des grands journaux d’autrefois. L’injure, la grossière invective, en sont bannies. Et s’il est d’aujourd’hui par le talent de ses rédacteurs, il n’a pas répudié la modération, la tenue, l’urbanité, qui caractérisaient la presse d’avant Emile de Girardin.
De ce dernier date l’ère nouvelle. Vous savez son mot fameux : « C’est aux annonces de payer le.journal. » Il créa la feuille populaire et à bon marché. Elle fit fortune. Le public l’adopta. Mais y trouvait-il ce que lui donnaient les vénérables gazettes de la Restauration, ces qualités d’intégrité, de sincérité, d’indépendance, qui s’incarnaient alors dans la personne des Armand Carrelet des Bertin ? Les directeurs de journaux devaient suivre trop docilement les conseils de Girardin. Ils dépassèrent bientôt sa pensée. Et celui-ci les eût désavoués s’il les avait vus à l’œuvre.
Les journalistes de 1830 péchaient par un excès de candeur ; ceux de 1923 ne sont peut-être plus assez naïfs. La feuille quotidienne était jadis une tribune d’où s’envolaient des vérités courageuses, de hautes leçons de morale et de vertu ; elle est devenue bien souvent une maison de commerce qui loue à tout venant ses colonnes. Si encore « les annonces » étaient reléguées à leur place normale, à cette dernière page qui (selon l’expression consacrée) est un mur sur lequel les passants ont le droit ; moyennant finance, de déposer une inscription. Mais elles font tache d’huile, elles gagnent du terrain, elles s’insinuent traîtreusement dans les autres parties du journal, elles se déguisent pour n’être pas reconnues et capter plus sûrement votre confiance.
Je ne veux nommer personne, ajoute Brisson, mais je sais à Paris certaines feuilles (et non des moins notoires) qui se transforment en un vaste prospectus. Le premier article, parfois signé d’un nom célèbre (hélas !), est destiné à flatter l’amour-propre d’un personnage qui ne sera pas ingrat ; les « échos » sont d’adroits filets, où les libraires, les corsetiers, les tailleurs pour dames, les confiseurs disposent leurs appâts ingénieux ; les « nouvelles théâtrales » insèrent à tant la ligne la prose des comédiens orgueilleux, des barnums, des professeurs en quête d’élèves, des chanteuses protégées, des petits théâtres, des lieux de plaisir, objet de délice et de scandale pour le public étranger ; la critique littéraire désintéressée des Sainte-Beuve, des Paul de Saint-Victor y est remplacée par d’officieuses communications que rédigent les auteurs eux-mêmes avec l’approbation et sous le contrôle des éditeurs.
Ces messieurs payent très cher ; ils désirent être bien servis ; n’est-ce point leur droit ?... Seule, la critique dramatique est demeurée indépendante... Et encore ! Il y a des complaisances qui, pour ne pas se monnayer avec de l’argent, restent inquiétantes et suspectes. Je n’ai pas à jouer le rôle du ministère public dans ce procès qui ne relève, en somme, que de l’opinion. Je crains que la presse ne devienne, dans un avenir prochain, exclusivement industrielle, et qu’elle ne perde en prestige et en considération plus qu’elle ne gagnera en puissance et en richesse...
Mais à quoi sert de protester ? La volonté chagrine de quelques-uns ne peut briser ces courants profonds nés de l’évolution des mœurs et du goût. Le philosophe se résigne, sourit et s’efforce, malgré tout, d’être optimiste.
Publié le dimanche 30 décembre 2012, par "La France pittoresque".