Ils assurent que rien n’est caché au Pays, qui en réalité gouverne, en dehors de ce que les intérêts de la défense nationale commandent de taire, et dans leurs discours hebdomadaires, au cours des vacances qui viennent de finir, les ministres ont répété à l’envi qu’on ne peut conduire un grand parti, diriger une démocratie, qu’avec une politique de clarté, de bienveillance et de courage, et que cette politique fut est toujours la leur.
C’est là un mensonge grossier à l’excès, et puisqu’on ne se lasse pas de le répéter, il ne faut pas se lasser de le dénoncer et d’aborder la tâche trop facile de le réfuter. C’est en effet le contraire qui est vrai. Jamais la direction des affaires publiques ne fut plus obscure, plus savamment dissimulée à ceux qui ont le droit de la connaître ; ou plutôt jamais la réalité me fut mieux et plus habilement travestie et ne répondit moins aux apparences qu’on veut lui donner.
Quand l’historien recherchera, pour les mettre en relief, les caractères distinctifs de notre vie politique depuis trente ans, il n’aura que l’embarras du choix, et ceux qui se présenteront à son esprit n’augmenteront guère notre orgueil national. Mais j’imagine que le principal, celui qui dominera tous les autres sans contredit, parce qu’il sera universel, sera la passion du mensonge, de la dissimulation de la vérité. En tout et partout, en politique intérieure et en politique extérieure, aujourd’hui comme hier, la vérité est cachée, maquillée, travestie, et jamais, à aucune époque de notre histoire moderne, ce souverain prétendu qu’on nomme le Pays ne fut, non seulement moins consulté, mais plus trompé.
On nous dit que nous avons le gouvernement du Peuple par le Peuple, que c’est le Peuple qui fait les lois, qu’il est le maître denses destinées, et qu’il doit être obéi quand il commande. Or, il est de notoriété publique que le Peuple français est gouverné, on pourrait dire mené, par un syndicat qui ne comprend pas plus de trois cents membres, dont plus de cent n’ont pas eu des Français pour pères. Ceux que le Peuple est censé choisir pour mandataires et qu’il envoie le représenter au Sénat ou à la Chambre, lui sont le plus souvent imposés par la candidature officielle la plus éhontée qui ait jamais existé, et dont l’Empire, à ses plus mauvais jour, ne connut jamais les dégradants excès.
Mensonge que la souveraineté prétendue du peuple !
Et celle du Parlement ? On peut la chercher, l’insuccès est certain. Les lois de tout ordre lui sont imposées ou par le gouvernement qui l’a ait élire, ou par des comités dont les origines et la composition sont savamment et efficacement cachées. La liberté de ses membres est violentée par des promesses ou des menaces également irrésistibles à tel point qu’un ancien président du Conseil, l’un des hommes les plus considérables du parti républicain, dans lequel il a su garder son indépendance, ce qui explique peut-être son éloignement du pouvoir, a pu dire naguère à ses collègues : « Si vous votez cela, il n’y aura plus de Sénat ! » Et ils l’ont voté !
Mensonge donc que la souveraineté prétendue du Parlement !
Non seulement le gouvernement républicain devait habiter une maison de verre, mais il devait être aussi et surtout le plus honnête ; n’accorder de faveurs à personne et les fonctions publiques qu’aux plus dignes. Or, jamais tant de scandales n’ont éclaté dans toutes les administrations, témoignant d’une décomposition et d’une corruption universelles ; et innombrables sont les gens haut placés que l’opinion publique, pourtant bien indulgente, a marqués à l’épaule d’un mépris trop justifié.
La magistrature, qui jadis avait une réputation méritée d’intégrité, ne cherche plus les saluts que trop souvent les honnêtes gens ont le droit et le devoir de lui refuser, et si naguère un premier président de la cour de cassation, dont on disait aussi qu’il était une conscience, fut obligé de se démettre de ses hautes fonctions sous la pression de l’opinion publique, on voit aujourd’hui le chef de la cour suprême garder le silence devant les accusations les plus nettes, ,es plus déshonorantes, négliger de traduire leurs auteurs devant les juges et jusqu’à la majesté de l’audience solennelle qui est troublée par des protestations et des outrages, dont, fait sans exemple et sans précédent, on n’ose poursuivre la répression.
Et la simplicité du régime ? Non seulement le Président de la République réclame et reçoit des honneurs égaux à ceux qu’obtenaient les empereurs et les rois, mais qu’un ministre se déplace et les troupes sont mobilisées pour lui faire cortège. Naguère, l’un d’eux ne se contentait pas de l’imposante garnison d’un chef-lieu de corps d’armée, mais faisait venir de loin une brigade de cavalerie et une brigade d’infanterie pour faire la haie sur son passage, et ce au grand détriment de l’instruction de la troupe et des finances des contribuables.
Mensonge que la simplicité prétendue du régime !
Ils promettaient qu’ils seraient, et ils affirment qu’ils sont économes des finances publiques. Or, nous assistons à un gaspillage d’année en année plus effréné, à une ruée de plus en plus sauvage sur ce qu’on a si bien nommé l’assiette au beurre, à tel point que les augmentations incessantes des impôts n’y peuvent suffire et qu’elles sont impuissantes à empêcher le déficit des budgets.
Mensonge que l’économie prétendue !
Et il en serait de même si on passait en revue les lois principales votées dans ce dernier quart de siècle : le but réel est toujours savamment dissimulé sous des apparences mensongères. La loi de 1886 sur la neutralité de l’école devait être, au dire de ses auteurs, respectueuse de la conscience de l’enfant, et aux affirmations prophétiques de Jules Simon, disant dans la séance du Sénat du 19 mars : « Je répète qu’une école neutre est une école déshonorée, qu’il n’y a pas d’école véritablement neutre » ; ils répondaient : ce n’est pas vrai, nous respecterons les croyances des enfants et les volontés des parents.
Or, nous savons aujourd’hui à quoi nous en tenir. Et la loi sur les congrégations ? Pour la faire accepter par le Pays, on assurait qu’elle n’avait d’autre objet que de donner un état civil à celles qui existaient de fait, et qu’on entendait supprimer seulement celles qui faisaient plus de Politique que de Religion.
Et ils ont tout supprimé, sans même prendre la peine d’un examen quelconque, et les ruines matérielles et morales couvrent le sol de la France : chaque jour, les meilleurs d’entre nous quittent la patrie inhospitalière, et à cette pensée, je prie le Dieu dans lequel je crois, de ne pas venger trop justement l’atroce douleur de ceux dont les enfants sont allés porter en exil le parfum et l’exemple de leurs vertus.
Mensonge, toujours le mensonge !
Or, un peuple a besoin de la vérité. Il ne vit pas seulement de commerce, d’industrie et d’agriculture. Sa prospérité matérielle serait impuissante seule à conjurer sa ruine. Il lui faut la justice, la vérité. Et si ceux qui sont ses chefs et doivent les lui procurer trahissent leur rôle, l’abusent et le conduisent dans les voies du mensonge, il se détourne d’eux. Il donne sa confiance aux rhéteurs, à tous ceux qui lui montrent des nouveautés comme des moyens de rédemption : l’impôt progressif, la guerre au capital et au patronat, l’abolition au moins partielle de l’héritage, à ceux qui posent des problèmes qu’ils sont incapables de résoudre, excitent des passions qu’ils ne peuvent calmer et des espérances qu’ils ne peuvent satisfaire.
Aussi est-il permis de trouver dans cette habitude de tromperie et de dissimulation une des causes d’un état social qui inquiète tous les citoyens, sans en excepter ceux qui l’ont créé et qui en vivent, et peut-être surtout ceux-là.
Dans un de ses derniers discours, dans ses pérégrinations du Midi, M. Clemenceau disait qu’il ne voulait avoir d’ennemis ni à droite, ni à gauche. Pensée et parole graves, si elles sont sincères, et dont nous ne voudrions pas douter. Elles ont été sans doute inspirées à l’homme d’Etat par la vue de toutes les ruines accumulées depuis quelques années. Jetant un regard sur ce passé si douloureux, il se sera posé cette question angoissante pour qui aime la France : Quel bien la patrie en a-t-elle retiré ? Sa grandeur en fut-elle augmentée ? Son attitude sera-t-elle plus imposante, sa voix plus autorisée et plus écoutée dans les conflits qui s’annoncent ? Ou au contraire... Et il n’aura pu esquiver la réponse.
Mais il ne suffit pas de prononcer un mot au cours d’une campagne électorale. Pour prouver la sincérité de sa parole et démontrer que ce n’est pas un nouveau mensonge politique, M. Clemenceau doit apaiser les guerres fratricides, supprimer les agitations stériles qui divisent les citoyens. Il doit mettre fin aux abus du parti victorieux, criant à ceux qu’il a vaincus et qui sont cependant des Français, le sauvage Vae victis ! On assure qu’il en a le pouvoir ; qu’il veuille en avoir le mérite, pour le plus grand bien de sa patrie et son bon renom dans l’histoire.
Que s’il en était autrement, si, malgré tous les dangers extérieurs, la politique de division et de haine était maintenue si pour combattre ceux qui ne trouvent pas que tout est digne d’admiration dans la manière actuelle de gouverner, on continuait à employer contre eux tous les moyens, même et surtout les moins avouables, la parole du président du Conseil ne serait qu’une contre-vérité nouvelle, continuant la politique déshonorante du mensonge, qui provoque et excuse toutes les formes de protestation.
Publié le vendredi 21 décembre 2012, par "La France pittoresque".