La mémoire en héritage...
Ce document biographique et historique de 122 feuillets, rédigé par Alfred Dreyfus en 1931, constitue un témoignage poignant et unique du procès de 1894 mais également de l’ensemble des années l’ayant mené à la réhabilitation.
Le manuscrit des Souvenirs rejoint d’autres manuscrits d’Alfred Dreyfus généreusement donnés par sa famille au département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale de France. Pierre Dreyfus, père de Charles propose les premiers dons en 1940 ; sa sœur Jeanne fait, elle, don d’une partie de la correspondance de ses parents à la BnF en 1972, Charles enfin, effectue un premier don en 1997.
Les collections du musée de Bretagne et du Musée d’art et d’histoire du judaïsme ont également bénéficié de leur générosité.
Le 4 juillet dernier, Aurélie Filippetti a reçu le manuscrit des Souvenirs du Capitaine Dreyfus donnés à la BnF.
L’écriture est fine et précise, la graphie presque sans ratures. Les pages seulement un peu jaunies. Le contenu historique. 122 feuillets, datés de 1931, écrits de la main du Capitaine Alfred Dreyfus qui racontent ses Souvenirs de l’Affaire liée à son nom, depuis le jour de son arrestation pour trahison le 15 octobre 1894 jusqu’au moment où, rétabli dans sa vérité d’innocent, il est réhabilité en 1906. Douze ans qui ébranlèrent profondément la IIIe République, mirent à jour les divisions de la société française, révélèrent les pulsions antisémites. Lors de la cérémonie du 4 juillet, la ministre qualifie le manuscrit donné généreusement par Charles Dreyfus, âgé de 86 ans, le petit-fils du Capitaine, à la BnF, comme « un morceau de l’histoire de France ». Et souligne son caractère essentiel pour « la transmission du patrimoine aux générations futures ».
Les Souvenirs sont l’œuvre d’un homme qui regarde, analyse, raconte avec justesse. Les Souvenirs sont une œuvre intime. Qui relatent, mais aussi expriment une présence à l’écriture à travers la mémoire, historique d’abord, familiale ensuite, qui se transmet de père en fils.
Guillaume Fau, Chef du département des manuscrits modernes et contemporains à la BnF
« Les Souvenirs sont écrits à la première personne du singulier. Ce qui leur donne une force, une présence. Il s’en dégage une sérénité, une dignité et une hauteur morale. Les termes employés montrent la volonté de trouver le mot juste, d’exprimer les faits au plus près de sa vérité intérieure. Le récit est ordonné. Une maîtrise et un sang-froid que le Capitaine Dreyfus a sans doute forgés avec ses années d’étude de polytechnicien. On sent au fil de cette reconstruction le rôle du soutien infaillible de sa famille, sans lequel il n’aurait peut-être pas tenu. S’il ne s’était pas battu pour sa vie, l’Affaire aurait eu un autre impact. Il a vécu pour témoigner, dire la vérité. Ce devoir de transmettre s’est poursuivi au-delà de lui. Sa famille jusqu’à aujourd’hui, continue son engagement. Vis-à-vis de lui-même, mais aussi vis-à-vis de l’État. Car Alfred Dreyfus était un grand serviteur de l’État."
L’écriture du manuscrit minutieuse et sensible, pointe ce paradoxe : « un constant va-et-vient entre la grande histoire et celle, tragique, d’une destinée.
Charles Dreyfus, petit-fils du Capitaine Alfred Dreyfus
Mon grand-père ne parlait jamais de l’Affaire. Je me souviens d’une fois seulement. Lorsque mon père est blessé pendant la guerre 14-18, son père le réconforte et l’enjoint à trouver du courage en partageant avec lui les épreuves qu’il a endurées. Sa femme Lucie, ma grand-mère, n’en parlait pas non plus, si ce n’est pour évoquer les cauchemars dont il souffrait, et ces fers qui lui tenaient les chevilles lors de sa déportation.
On n’en parlait peu en France également. Sans doute, à cause des guerres coloniales, d’Indochine, puis d’Algérie. L’Affaire Dreyfus avait été une épine pour l’Armée française, une tâche qu’il fallait effacer. À partir des années 70, les langues se délient. En 1983, l’avocat et écrivain Jean-Denis Bredin publie L’Affaire, un ouvrage de référence. Mais des réticences au sein de l’armée, subsistent quand en 1985, il est question de poser une statue du Capitaine dans la cour de l’École militaire. Une plaque en son nom y sera tout de même inaugurée en 1998.
La difficulté à en parler me fait penser à celle vécue par les rescapés des camps de concentration, où il fallut là aussi attendre de nombreuses années avant d’entendre et de pouvoir écouter leurs expériences.
Mon grand-père a vécu jusque l’âge de 75 ans, malgré des conditions de détention extrêmement dures subies lors de sa déportation à l’île du Diable. J’ai le souvenir d’un grand-père chaleureux et affectueux qui a toujours été actif intellectuellement, passionné de littérature, d’une grande culture. C’est ce qui l’a sauvé.
Nous veillons, mon fils et moi, à la juste transmission de sa mémoire. Une mission où l’État s’engage pleinement. Le jour de la réception au ministère de la Culture et de la Communication, la ministre Aurélie Filippetti me tend un téléphone. J’écoute très ému : c’est le Président de la République qui m’a chaleureusement exprimé sa reconnaissance au nom de la France. »
Sources AJP - 31-07-2013